87 Automne/Autunno 2024
Plurilinguismes et essentialismes.
Approches littéraires et sociolinguistiques
sous la direction de Franca Bruera
Sommaire / Indice
Valeria Marino, Benoit Monginot, Franca Bruera Introduction
Rainier Grutman, Vision monolingues du multilinguisme littéraire
Sara Be Balsi, Relativismo, essenzialismo, e universalismo linguistico nella letteratura francofona translingue
Silvia Nugara, « Je sors de cette langue que je ne supporte plus ». Tension épilinguistique dans l’œuvre d’Abdellah Taïa
Gerardo Acerenza, Tas-d’langues dans Tas-d’Roches, roman québécois de Gabriel Marcoux-Chabot
Catherine Leclerc, « iel er beautiful » : essentialisme et désessentialisation dans quelques écrits queers acadiens contemporains
Valeria Marino, Benoit Monginot, Les ambiguïtés d’une poétique culturelle : le culturalisme de Félix-Marcel Castan entre anti-essentialisme et essentialisme de combat
Rainier Grutman, Visions monolingues du multilinguisme littéraire
Cet article étudie la situation, apparemment paradoxale, des auteurs et autrices qui se servent de deux (voire plusieurs) langues, que ce soit dans la vie quotidienne ou dans leur écriture, mais qui n’en continuent pas moins d’envisager le bilinguisme comme le feraient des sujets unilingues. Autrement dit, il ne suffit pas de « parler bilingue » ni même d’« écrire bilingue » pour « penser bilingue ». Les écrivains abordés ici ont surtout publié en une seule langue (Paul Celan, Danièle Sallenave, Tonino Benacquista, Frédéric Aribit) mais aussi parfois en deux langues (Michael Edwards et Nancy Huston). Après s’être demandé pourquoi cette expérience ne les a pas amenés à envisager le bilinguisme de manière moins monolingue, on propose quelques éléments de réponse.
Sara Be Balsi, Relativismo, essenzialismo, e universalismo linguistico nella letteratura francofona translingue
Les auteurs et autrices francophones translingues sont « condamnés à penser la langue » (Gauvin). Dans leurs interventions publiques comme dans leurs textes, l’on retrouve non seulement une interrogation constante et sensible sur leur rapport aux langues d’origine et d’adoption, mais aussi une confrontation avec différentes mythologies et idèologies linguistiques. À travers un parcours de textes (de Claude Esteban, Hector Bianciotti, Nancy Huston, Luba Jurgenson, Lori Saint-Martin, Akira Mizubayashi, Shumona Sinha, Chahdortt Djavann, Ying Chen, Agota Kristof, Silvia Baron Supervielle), nous examinons quelques configurations fréquentes dans l’imaginaire linguistique des écrivains translingues, en lien avec les concepts de relativisme, essentialisme et universalisme linguistique.
Silvia Nugara, « Je sors de cette langue que je ne supporte plus ». Tension épilinguistique dans l’œuvre d’Abdellah Taïa
Écrivain marocain d’expression française, Abdellah Taïa inscrit le rapport à la langue au cœur de sa poétique. Le discours épilinguistique (Canut, 1998) qui ponctue ses romans et entretiens donne forme à un imaginaire hétérolingue (Suchet, 2014) traversé par contradictions et tensions. En effet, l’instance narrative de ses livres à forte inspiration autobiographique tout comme le « je » qu’il met en scène dans ses prises de parole publiques, présente la langue française comme un outil d’émancipation et d’assujettissement à la fois. Fantasme qui répond aux attentes érotiques et orientalistes de ses maîtres-amants ou bien agent d’un retour conscient sur son propre parcours, le « je » se construit au fil d’un rapport conflictuel avec la langue dans laquelle il est devenu écrivain. Hésitant entre éloignement et rapprochement à son monde socio-linguistique d’origine, l’écrivain cherche à faire une place à l’altérité constitutive du sujet tout en lui permettant de s’épargner les déchirures d’un rapport trop direct et solitaire au réel (Mehler, Argentieri, Canestri, 1990).
Gerardo Acerenza, Tas-d’langues dans Tas-d’Roches, roman québécois de Gabriel Marcoux-Chabot
Dans Tas-d’Roches, l’écrivain québécois Gabriel Marcoux-Chabot semble vouloir pasticher Rabelais et rendre également hommage à Apollinaire en se servant de l’« appareil » linguistique et socioculturel québécois. Il a utilisé plusieurs variétés de langues avec l’objectif de pasticher Rabelais et il s’est servi de plusieurs caractères typographiques pour tenter de créer des dessins figurés et rendre ainsi hommage à Apollinaire et à ses Calligrammes. Dans cette étude, nous tenterons de comprendre la stratégie mise en œuvre par Gabriel Marcoux-Chabot pour construire un espace romanesque utopique dans lequel le moyen français, le français contemporain, la variété populaire du français québécois, le chiac (variété de français parlé en Acadie), l’innu (la langue des Montagnais), l’espagnol et également le latin, ont la même valeur dans le marché des échanges linguistiques.
Catherine Leclerc, «iel er beautiful » : essentialisme et désessentialisation dans quelques écrits queers acadiens contemporains
Cet article offre une réflexion sur la remise en question, pour cause d’essentialisme, de la notion même de langue qui a cours en socio-linguistique comme en théorie littéraire, à partir d’écrits acadiens récents qui mobilisent à la fois le chiac (un vernaculaire dit anglicisé) et une écriture inclusive non binaire et néologisante : des fleurs comme moi de Xénia (2023) et Overlap de Céleste Godin (2020). Ces textes inventent leurs dispositifs d’écriture au fur et à mesure, à l’encontre de l’idéologie essentialiste du français unique. En même temps, ils le font au nom d’une authenticité qui contient une part d’essentialisme stratégique. Il s’agira donc de cerner l’entrelacement d’essentialisme et de désessentialisation qui caractérise leur posture discursive, et d’en tirer quelques conséquences quant à la persistance et à l’éclatement de la notion de langue dans ces discours littéraires doublement minorisés.
Valeria Marino, Benoit Monginot, Les ambiguïtés d’une poétique culturelle : le culturalisme de Félix-Marcel Castan entre anti-essentialisme et esentialisme de combat
Dans cette étude, nous analysons la réponse culturelle de Félix-Marcel Castan au centralisme en tentant de systématiser les données éparpillées dans le poudroiement des textes manifestaires qui sont réunis dans Décentralisation occitaniste. Interventions théoriques (1961-1972). Nous exposons, en particulier, les grands aspects de la théorie castanienne de la culture qui se démarque de la politisation de l’occitanisme par Lafont. Ce faisant, en dépit des accusations de culturalisme dont Castan a souvent fait les frais, nous mesurons ce que sa théorie a de radicalement anti-essentialiste au moment même où elle essaye d’affirmer et de thématiser la nécessité de l’émergence d’une identité culturelle périphérique et les conditions matérielles de cette émergence. De cette opération culturelle militante, nous soulignons également les aspects ambigus et paradoxalement essentialisants.
Rainier Grutman, Monolingual Views on Multilingualism
This article examines the seemingly paradoxical situation of authors who use two (or even more) languages, whether in everyday life or in their writing, but who nonetheless continue to view bilingualism as monolingual subjects would. In other words, “speaking bilingually” or even “writing bilingually” does not necessarily make one “think bilingually.” The writers discussed here have mostly published in a single language (Paul Celan, Danièle Sallenave, Tonino Benacquista, Frédéric Aribit) but sometimes in two (Michael Edwards and Nancy Huston). After asking why this experience has not led them to consider bilingualism in a less monolingual way, we propose a few answers.
Sara De Balsi, Linguistic relativism, essentialism, and universalism in translingual literature in French
Translingual authors in French are «condemned to think the language » (Gauvin). In their public interventions and in their texts, we observe a constant questioning of their relationship to the languages of origin and adoption, along with a confrontation with different mythologies and linguistic ideologies. Through reviewing various translingual texts (Claude Esteban, Hector Bianciotti, Nancy Huston, Luba Jurgenson, Lori Saint-Martin, Akira Mizubayashi, Shumona Sinha, Chahdortt Djavann, Ying Chen, Agota Kristof, Silvia Baron Supervielle), this paper examines some frequent configurations in the linguistic imagination of translingual writers, in connection with the concepts of linguistic relativism, essentialism and universalism.
Silvia Nugara “I’m leaving this language I can’t stand anymore”. Epilinguistic tension in Abdellah Taïa’s work
The relationship between language and identity is a central theme in the works of the French-speaking Moroccan writer Abdellah Taïa. His epilinguistic discourse (Canut, 1998) is analysed as providing access to a heterolinguistic imagery (Suchet, 2014) punctuated by contradictions and tensions. Indeed, both the narrator of his autobiographically inspired books and the « I » he deploys in his public speeches present the French language as a tool of both emancipation and subjugation. Whether a fantasy fulfilling the erotic and orientalist expectations of his master-lovers, or the agent of a conscious self-reflection, the « I » bears a troubled relationship with the language in which Taïa has become a writer. He oscillates between estrangement and proximity with his native socio-linguistic world, expressing the subject’s constitutive otherness while avoiding the ruptures of an overly direct and solitary relationship with the real (Mehler, Argentieri, Canestri, 1990).
Gerardo Acerenza, “A mass of languages” in Tas-d’Roches, a Quebec novel of Gabriel Marcoux-Chabot »
In Tas-d’Roches, the Quebec writer Gabriel Marcoux-Chabot seems to parody Rabelais and he also appears to paid homage to Apollinaire by using the Quebec linguistic and sociocultural “apparatus”. He used several varieties of languages to pastiche Rabelais and he used several typographic characters to create figurative drawings and thus pay homage to Apollinaire and his Calligrammes. In this study, we will attempt to understand the strategy implemented by Gabriel Marcoux-Chabot to construct a utopian novelistic space in which Middle French contemporary French, the popular variety of Quebec French, Chiac (variety of French spoken in Acadia), Innu (the language of the Montagnais), Spanish and also Latin, have the same value in the linguistic exchange market.
Catherine Leclerc, “iel er beautiful” : essentialism and de-essentialization in contemporary queer Acadian writing
Sociolinguists and literary critics increasingly challenge language as a concept, judging it essentialist. This article reflects on this challenge through a reading of two recent Acadian literary texts that use both chiac (a vernacular judged to be anglicized) and the neologisms of non-binary inclusive French. Attacking linguistic norms on two fronts, Xénia’s des fleurs comme moi and Céleste Godin’s Overlap take a stance against the essentialist idea that French amounts to its normative rules, or that it has borders that must be guarded. Yet they do so by appealing to an authenticity that contains a strategic element of essentialism. From their interweaving of essentialism and de-essentialization, the article reflects on the persistence and disintegration of the concept of language in the context of experimental minority writing.
Valeria Marino, Benoit Monginot, The Ambiguities of a Cultural Poetics : Félix-Marcel Castan’s Culturalism between Anti-Essentialism and Combative Essentialism
This paper examines Félix-Marcel Castan’s cultural response to centralism. It attempts to organize the scattered contents of the manifestoes collected in Décentralisation occitaniste. Interventions théoriques (1961-1972). The analysis outlines the key elements of Castan’s cultural theory, as opposed to Robert Lafont’s politicisation of Occitanism. Despite frequent accusations of culturalism, the paper highlights the radical anti-essentialist dimension of Castan’s thought, even as it asserts the need for a peripheral cultural identity and addresses the material conditions necessary for its emergence. The paper also explores the ambiguous and at times paradoxical essentialist aspects of this militant cultural project.
Rainier Grutman
Professeur ordinaire à l’Université d’Ottawa, Rainier Grutman reçoit une formation de romaniste dans plusieurs universités européennes (Namur, Louvain, Madrid) avant d’obtenir son doctorat à l’Université de Montréal. Auteur de quelque deux cents travaux, il s’est tout particulièrement intéressé aux écrivains bilingues et aux œuvres linguistiquement hybrides ou « hétérolingues », de la France et de la francophonie (Belgique, Québec) d’abord, mais aussi dans le contexte des littératures espagnole ou italienne. Le phénomène des écrivains qui traduisent (une partie de) leur propre œuvre est également au centre de ses recherches, comme en témoigne le collectif L’Autotraduction littéraire : perspectives théoriques (Paris, Classiques Garnier, 2016), qu’il a codirigé avec Alessandra Ferraro. <rgrutman@uottawa.ca>
Sara De Balsi
Sara De Balsi est agrégée d’italien, docteure en littérature française et comparée et chercheuse associée à l’UMR Héritages : Cultures/s, Patrimoine/s, Création/s (CY Cergy Paris Université). Elle consacre ses recherches au plurilinguisme littéraire en français et en italien. Elle a publié Agota Kristof, écrivaine translingue (Presses Universitaires de Vincennes, 2019) et La Francophonie translingue. Éléments pour une poétique (Presses Universitaires de Rennes, 2024). <saradebalsi@hotmail.com>
Silvia Nugara
Silvia Nugara est enseignante-chercheuse en linguistique française à l’Université de Turin. Ses intérêts de recherche portent sur l’étymologie sociale, l’analyse du discours politique, militant et institutionnel (Dire la violence domestique dans le discours institutionnel. Le cas du Conseil de l’Europe, 2012) et sur l’interface entre sciences du langage, sémiologie et études de genre. Elle s’est intéressée, entre autres, à l’œuvre de Monique Wittig, d’Abdellah Taïa, de Didier Éribon et de Monique Lange. Elle s’intéresse aussi au rapport langues et cinéma comme journaliste-critique et comme traductrice audiovisuelle. <silvia.nugara@unito.it>
Gerardo Acerenza
Gerardo Acerenza est professeur de Langue et traduction françaises au « Département des Lettres et Philosophie » de l’Università degli Studi di Trento (Italie). Il traduit les littératures francophones en italien (Cameroun et Québec) et il a publié plusieurs articles sur le débat linguistique au Québec, sur la traduction des canadianismes en italien et sur l’œuvre de l’écrivain québécois Jacques Ferron (Des voix superposées : plurilinguisme, polyphonie et hybridation langagière dans l’œuvre romanesque de Jacques Ferron). En 2019, il a édité le volume collectif Qu’est-ce qu’une mauvaise traduction littéraire. Sur la trahison et la traîtrise en traduction littéraire. En 2020, il a co-édité le volume collectif Adaptation(s) d’histoires et Histoire(s) d’adaptation. Médias, Modalités sémiotiques, Codes linguistiques et en 2021-2022 il a co-édité les volumes collectifs Tours et contours de la traduction et Représentations des langues au confluent du temps et de l’espace avec Ali Reguigui et Julie Boissoneault. <gerardo.acerenza@unitn.it>
Catherine Leclerc
Catherine Leclerc est professeure au département des littératures de langue française, de traduction et de création de l’Université McGill. Elle y enseigne les littératures des minorités linguistiques du Canada, la sociolinguistique et la traduction. Ses recherches portent sur le plurilinguisme littéraire et, depuis plus récemment, sur l’écriture et la traduc- tion inclusives, projet pour lequel elle a obtenu une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Elle a fait paraître l’ouvrage Des langues en partage ? (XYZ, 2010, prix Gabrielle-Roy) et codirigé le dossier sur le rap québécois de la revue @nalyses (2022). Elle a publié de nombreux articles sur la littérature acadienne, notamment dans la Revue de l’Université de Moncton (2016), ainsi que dans les revues Tangence (2018) et Littérature (2022, avec Pénélope Cormier). Sur l’écriture inclusive, on peut la lire dans les revues Travail, genre et sociétés (2022, avec Michael David Miller) et Circuit (2024). <catherine.leclerc@mcgill.ca>
Benoît Monginot
Agrégé de lettres modernes et docteur en littérature française, Benoît Monginot est ricercatore à l’Université de Turin. Ses publications portent sur la poésie française du XIXe siècle à nos jours, sur des questions de théorie littéraire (discours de légitimation du discours littéraire, rapports de fondation entre littérature et philosophie, présupposés théoriques de l’écopoétique), et, plus récemment, sur les représentations du discours autre dans l’autobiographie et les mémoires au XXe siècle. Il participe depuis trois ans au projet Aesthetic choices and political implications : Plurilingual literary writing in Romance languages (Pau, Turin, Timiçoara, Zaragoza) et est actuellement PI d’un projet de recherche intitulé « Plurilinguismo letterario ed essenzialismo linguistico ».
Valeria Marino
Docteure en littérature française, Valeria Marino est post-doctorante auprès du département de Studi Umanistici de l’Université de Turin. Dans son livre, Atene sulla Senna (Edizioni dell’Orso, 2022), elle étudie le parcours et la réception d’auteur.e.s grec.que.s francophones en France, dans la seconde moitié du XXe siècle. Ses travaux, fortement inspirés par les méthodes de la sociologie de la littérature, portent sur la production contemporaine de langue française et s’intéressent aux liens entre littérature et plurilinguisme ainsi qu’à l’esthétique de la réception. Ses articles les plus récents sont consacrés à Vassilis Alexakis, Jacques Poulin, Nicolas Calas, André Kédros, Gisèle Prassinos, Katalin Molnar et Theresa Hak Kyung Cha. <valeria.marino@unito.it>
Comptes rendus/Recensioni
I I. Jablonka, Le Troisième continent ou la littérature du réel (M. Aubry-Morici)
F. Coste, L’Ordinaire de la littérature. Que peut (encore) la théorie littéraire ? (S. Carati)
S. De Balsi, La Francophonie translingue. Éléments pour une poétique (F. Fonio)
É É.-M M Lassi, Cohabiter l’espace colonial. Écologie du roman africain francophone (M.F. Ruggiero)
Notes de lecture/Schede
ISBN 9788822295019